Presse

Didier Eribon sur son semestre à l'EPFZ

01.06.2021, Zurich

Quelle était votre motivation quand vous avez accepté l’invitation de la “Chaire de littérature et culture française” de l’EPFZ?

Je m’intéresse beaucoup à la littérature et par conséquent, j’ai été très heureux de recevoir cette invitation, qui me donne l’occasion de retraverser un certain nombre de textes dans lesquels on trouve des analyses historiques, sociologiques, théoriques… Evidemment, le fait que le cours se déroule en ligne, sur Zoom, pose un certain nombre de problèmes : on ne peut pas vraiment étudier ensemble des extraits, avoir des échanges à plusieurs, mener des discussions… Malgré tout, il y a aussi un avantage à cette situation :  nous pouvons faire des séances publiques avec des auditeurs qui se connectent un peu partout dans le monde.

S’il-vous-plaît, racontez-nous un peu de votre cours. Quels sont les sujets traités?

Mon séminaire porte sur la constitution historique et sociale des identités individuelles et collectives. Et je cherche à voir comment la littérature peut évoquer, décrire, penser, analyser de multiples formes de construction des identités. Je m’appuie pour cela sur un certain nombre d’auteurs qui situent leur démarche dans le registre de l’écriture autobiographique et auto-analytique.

Mon point de depart, c’est une phrase de la romancière algérienne, Assia Djebar, qui, dans le premier volume de son autobiographie, L’amour, la fantasia, décrit longuement l’invasion coloniale de son pays par les troupes françaises, au milieu du 19e siècle. Et elle écrit : “Je suis née en 1842”, c’est-à-dire quand les soldats français ont incendié le village de ses ancêtres. La date de naissance, pour l’autobiographie n’est donc pas la date de naissance biologique (elle est née en 1936), mais le moment et le lieu historiques, politiques, géographiques, dans lesquels se sont façonnées les structures sociales et culturelles qui vont lui permettre de devenir la femme et l’écrivaine qu’elle est devenue un siècle plus tard. Pour comprendre qui elle est, il lui faut ressaisir toute l’histoire de son pays, de la guerre, de la violence coloniale, de la resistance, du rapport à la langue et à la culture françaises, etc. Et donc le “je” de son autobiogaphie ne peut se comprendre que comme un “je” profondément impersonnel, non personnel. Pour ressaisir son identité personnelle, sa singularité individuelle, il faut restituer l’ensemble des structures historiques, sociales, culturelles dont elle est le produit et à partir desquelles elle s’est réinventée.

Le début du séminaire a porté sur ces textes autobiographiques d’Assia Djébar. Ensuite, nous avons étudié le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, et son Discours sur le colonialisme.  Et aussi le poème de Leon Gontran Damas, Black-Label. Avec ces deux auteurs, nous étions au coeur du mouvement littéraire de la “Négritude”. J’ai alors évoqué les critiques apportées au mouvement de la Négritude par Jean-Paul Sartre, Franz Fanon, Edouard Glissant. Et cela nous amenait directement aux livres de Maryse Condé, qui, d’une part, affirme sa dette initiale à l’égard de Césaire et, d’autre part, affirme aussi la distance qu’elle a prise progressivement à l’égard de l’idée de “Négritude”, d’identité africaine commune à tous les Noirs d’Afrique, des Caraïbes, des Amériques… De Césaire à Condé, la façon de penser l’identité collective et individuelle se transforme profondément.

Nous sommes ensuite passé à la question des classes sociales avec les livres d’Annie Ernaux, La Place et Une Femme, et ceux d’Edouard Louis, Qui a tué mon père et Combats et metamorphoses d’une femme. Ici, la question des classes était articulée aux questions de genre, bien sûr, et de sexualité. Et ce fut le cas également avec L’Asphyxie et La Bâtarde de Violette Leduc.

Dans la première leçon de votre cours, vous avez dit que les grands écrivains sont souvent aussi de grands théoriciens. Pourriez-vous élaborer ce point? S’agit-il d’un phénomène français?

Les grands écrivains sont souvent de grands théoriciens, et en tout cas, il y a souvent de belles analyses théoriques dans leurs oeuvres. Mais je ne pense pas que ce soit un phénomène spécifiquement français. Quand on lit James Baldwin, par exemple, ou Toni Morrison, on voit que leurs écrits sont emplis de remarques, de réflexions qui relèvent autant de la théorie que du récit littéraire. D’ailleurs, ces deux auteurs ont également écrit de nombreux essais, articles, conferences… Je pourrais citer des dizaines d’autres auteurs : Günther Grass par exemple, ou Christa Wolf, Elfriede Jelinek, Herta Müller, ou encore Max Frisch…

Certes, la théorie, il faut aller la chercher dans tous ces textes : elle ne se présente pas toujours explicitement comme de la théorie. C’est inséré, imbriqué dans la narration. Mais il faut lire les textes avec cette idée en tête : que nous disent-ils? J’ai publié un livre en 2015 qui s’intitule Théories de la littérature. Avec pour sous-titre “Système du genre et verdicts sexuels”. Mon intention n’était pas de proposer une théorie littéraire, une théorie sur la littérature, mais de montrer quelles theories sous-tendent les écrits littéraires dans leur déroulement même, et quelles théories du genre et de la sexualité on peut en dégager : chez Proust, chez Genet… Et dans mon ouvrage de 2001, Une morale du minoritaire, qui a pour sous-titre “Variations sur un theme de Jean Genet”, je m’appuie sur l’oeuvre de Genet pour éléborer une théorie non-psychanalytique de la subjectivité. Comme Kafka, comme Proust, Genet est un grand théoricien.

Pourquoi un sociologue et philosophe, comme vous, s’intéresse à la littérature? Qu’est-ce que vous en dédiez que vous ne trouvez pas dans les textes sociologiques ou philosophiques?

Les auteurs que j’admire le plus dans le domaine de la philosophie et de la sociologie ont entretenu un rapport très étroit avec la littérature : que ce soit Sartre, Beauvoir, Foucault, Deleuze, Derrida, Bourdieu… Je crois que la littérature nous permet d’atteindre des phénomènes et des processus au niveau du détail, de l’infime, de l’”infiniment petit”, de l’intime et aussi qui rendent compte du domaine des sentiments, de l’affect…  en même temps que des processus historiques globaux (je pense par exemple à Trames d’enfance, de Christa Wolf, ou aux romans de Dos Passos ou de Gunther Grass…). Et cela, l’analyse philosophique ou sociologique ne peut pas l’atteindre facilement ou ne peut pas l’atteindre directement. L’approche philosophique; l’approche sociologique sortent renforcées de leur dialogue avec les textes littéraires. Un exemple : au coeur de son livre sur La domination masculine, Pierre Bourdieu consacre tout un chapitre à une relecture de La promenade au phare de Virginia Woolf. Et il découvre des éléments que l’analyse sociologique seule n’aurait pas pu lui donner. Et pour ce qui me concerne, je n’aurais pas pu écrire Réflexions sur la question gay, Une morale du minoritaire, La Société comme verdict… si je ne n’avais pas nourri ma démarche de toutes mes lectures littéraires.

Quelle est la signification de la littérature pour vous personnellement?

Disons que je suis un grand lecteur de littérature, mais j’entretiens plusieurs rapports avec la litttérature que je lis : ce n’est pas le même rapport quand je lis pour mon plaisir, le soir, ou en voyage, en vacances… ou quand je lis pour le travail, lorsque je cherche dans les textes littéraires des éléments qui peuvent me servir dans ce que je suis en train d’écrire : par exemple, Annie Ernaux, James Baldwin et quelques autres m’ont été très précieux quand j’écrivais Retour à Reims et Bohumil Hrabal, Albert Cohen, Edna O’Brien, Yasushi Inoué me sont très utiles pour le livre que je suis en train d’écrire.

Un des projets stratégiques de l’EPFZ s’intitule “initiative de la pensée critique”. Les étudiants et étudiantes de l’EPFZ sont appelés à refléter de manière critique sur les conditions et implications éthiques, sociales, politiques, et historiques du savoir qu’ils acquièrent.  Comment la littérature peut-elle inciter à la pensée critique?

Il me semble évident que lire la littérature, celle d’hier et celle d’aujourd’hui, nous aide à prendre une vision élargie sur les sociétés dans lesquelles nous vivons. À connaître des vies, des experiences humaines, des regards, des mises en perspectives, qui sont indispensables pour être en mesure de refléchir, de penser, de dialoguer avec les autres. Et cet élargissement de nos horizons nous permet d’échapper aux cadres trop délimités et donc mutilants de la nation et du nationalisme, de la culture nationale, de la langue nationale… La littérature est une ouverture sur les mondes et leur multiplicité. C’est ce qu’Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau appellent la “mise en relation”. L’esprit critique y trouve de quoi s’y nourrir, et de s’approfondir en permanence.

Vous êtes un des intellectuels plus connus de l’Europe. Y a-t-il des différences dans la perception de vos œuvres, et de vos positions, selon les pays, comme les États-Unis, la France, l’Allemagne ou la Suisse?  

Oui, bien sûr, parce que les traditions culturelles sont différentes d’un pays à l’autre. Et la réception de mes livres n’est pas la même aux États-Unis, en Argentine, en Allemagne, en Grèce, en Suisse… Mais il y a des constantes : par exemple, Retour à Reims a réinstallé la question des classes sociales dans les débats théoriques et politiques dans presque tous les pays que vous mentionnez, alors qu’il y avait une tendance partout à refouler ces réalités comme étant “dépassées”. Les classes sociales sont toujours et partout présentes comme des “fantômes de la perception”, pour reprendre une expression utilisée dans un autre contexte par l’historien de l’art Ernst Gombrich. Mais ce sont des fantômes, et des perceptions, que les discours idéologiques s’attachent à exorciser, à refouler, à repousser, à ignorer, à denier. J’ai remis les fantômes dans la lumière, au grand jour, et la perception de la réalité des classes – et de la domination de classe – s’est à nouveau imposée comme une évidence. L’existence des classes sociales structure nos vies. Tout le monde le sait, mais il fallait le montrer.

Votre semestre à l’EPFZ touche à sa fin. Quel est votre prochain projet?

Je ne sais pas quelle sera la situation sanitaire après l’été, mais s’il est à nouveau possible de voyager, je dois donner plusieurs conferences dans des cadres universitaires ou dans des espaces littéraires, artistiques out théâtraux (à Vienne, à Berlin, à Athènes…). Mais je voudrais surtout me consacrer au livre que je suis en train d’écrire, qui prend pour point de depart la mort de ma mère afin de réfléchir sur les classes sociales, la vie ouvrière, l’habitat, mais aussi sur la maladie et la vieillesse, l’hôpital et la maison de retraite, l’approche de la mort… C’est difficile à écrire. J’espère le terminer avant la fin de l’année.

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